Les fesses confortablement installées dans le fond de mon fauteuil, les pieds posés sur mon bureau d'ébène, un verre de whisky à la main - merci l'importation – je me laisse aller, enfin. Cette entrevue avec Random fut pour le moins... éprouvante. Un sourire carnassier se dessine sur mes traits. Je crois que je lui fait un peu peur, malgré tout. Et il n'a pas tort. La fille d'Éric aurait beaucoup à faire, si elle voulait venger son père...
Je soupire. Mais je ne le souhaite pas.
Je finis mon verre cul-sec et me lève dans un bond félin. Ma suite à Ambre, en temps que princesse de sang, est bien plus agréable que celle que j'avais en tant qu'ambassadrice de Qûm... Pourtant, je m'y sens moins à l'aise, plus surveillée. Cela vient peut-être du fait que mon père soit...
Encore maintenant je n'arrive, même en pensée, à formuler ce mot. Mon père, ce héros, est... - allons, un peu de courage – mort.
Soudain, j'ai besoin de prendre l'air. Je quitte ma suite d'un pas décidé, laissant ma rapière battre ma jambe sans que cela me gène. Ce deuil, que je n'arrive pas à faire, gâte tout. Je suis arrivée là où je voulais être, et cela ne me fait même pas plaisir... Je suis enfin reconnue comme princesse de sang, crainte pour les prétentions que je pourrais avoir en tant que fille d'un roi intérimaire, et cela ne me plait pas. J'aurais préféré qu'on me laisse en paix, enfin... Entre désir de vengeance (mais contre qui ?) et aspiration vers la paix intérieure, je me débats depuis maintenant plus d'un an, sans savoir faire un choix...
Sur le côté, dans le couloir, une porte s'ouvre en grinçant, ce qui arrête net mes pensées. Une porte ? Ici, dans ce couloir ? Je ne l'avais jamais remarquée... Et qui grince, en plus ? Impensable... Elle semble m'appeler pourtant. Je songe alors à la galerie des miroirs, pièce que j'avais pensée mythique. On dit qu'il est plus dangereux de refuser son invitation que de l'accepter. En outre, je me demande bien ce qu'elle me veut. C'est donc d'un pas décidé que j'entre dans la pièce.
La porte se ferme derrière moi, m'enfermant dans une atmosphère étrange, saturée de mystère. Les bougies, nombreuses, ne parviennent pas à éclairer tous les points d'ombre que les miroirs reflètent à l'infini...
A ma droite, je m'appelle. Je me retourne pour faire face à mon reflet. Une femme à l'apparence d'une trentaine d'années me fait face. Ses longs cheveux noirs sont retenus en catogan, les traits fermes et élégants, si semblables à ceux de son père et de son oncle, n'ont de la mère que les sourcils fins, le regard pers, les boucles des cheveux d'un noir corbeau. Je me renvoie une expression faussement sereine. J'arrive à cacher mes émotions même à moi-même... Cependant, mon reflet triche. Je ne suis pas vêtue d'un pourpoint et de chausses pourpre et de noir – couleur de mon père et couleur du deuil – mais d'une robe de l'antiquité. Je souris et je me souviens...
Ma naissance en Grèce antique, fille d'une hétaïre, et d'un père inconnu qui suscite encore l'admiration de ma mère... Zeus en personne, me confiait-elle dans les noirceurs de la nuit... Puis j'ai grandi, suis devenue moi-même une hétaïre, choisissant mes clients et amis dans le gratin d'Athènes, j'ai suivi Ptolémée, mon amant, jusqu'aux confins du monde connu, ai fait brûlé Persépolis, la cité dorée, aux esclaves athéniens estropiés... Et, à la mort du grand Alexandre, j'ai rencontré Zeus, mon père. Eric d'Ambre. Tout a changé alors, mais jamais je n'oublierai cette part de ma vie où j'étais Thaïs, l'hétaïre. La pute privée du bâtard de Philippe de Macédoine. La seule femme admise aux banquets où les grands généraux se reposaient. Celle qui, écœurée par la tyrannie persane, a su convaincre le grand conquérant de brûler une ville qui faisait la fierté de toute une civilisation. Celle qui a appris à grande école qu'une stratégie militaire peut vaincre le monde. Mais qu'elle le fait moins bien que la curiosité, l'ouverture d'esprit, et la considération pour les vaincus.
Mais cela suffit-il à expliquer qui je suis ?
C'est maintenant mon père qui me fait face dans le miroir en forme de licorne. Sans m'en rendre compte, j'ai fait quelques pas dans la galerie. Il est là, en face de moi. Il me sourit. Nous avons toujours eu des liens très tendres. Je sais qu'il a eu d'autres enfants. Mais je pense que j'ai toujours été sa préférée. Après tout, je lui ressemble tant... Ce même appétit insatiable pour ce qui est nouveau, mais aussi pour les difficultés. Une volonté de fer, un amour immodéré pour Ambre et le pouvoir. Ambre qu'il m'a fait connaître... Qu'il m'a fait visiter lui-même, quand il n'était que prince. La famille qu'il m'a montré, carte après carte. Les rouquins, fourbes et mages. Caine, Gérard, Julian – des êtres d'arrière plan, aimant Ambre plus que tout au monde. Corwin...
Dans le miroir rond sans cadre qui me face à présent, c'est la carte de l'ombre terre qui me fait face. Évidemment... C'est là que je suis née, là que j'y ai rencontré Corwin, encore amnésique. Et Flora aussi, qui fut pour moi comme une mère. Les soirs d'ennui, je venais épier Corwin, cet ennemi, pour apprendre à le connaître, en attendant le jour où mon père, peut-être, aurait de nouveau à l'affronter. Puis j'allais faire un coucou à ma tante...
Corwin. Ses traits, que je contemple, me sont familiers. J'ai appris, malgré tout, à l'admirer, à l'apprécier. Il n'aura pas réussi à tuer mon père, et c'est mieux ainsi. Même s'il reste, pour moi, qu'un imbécile prétentieux. Corwin me regarde, il hausse un sourcil.
- Tu es ma fille ?
Je le regarde, surprise. C'est le premier reflet qui me parle. Il est vrai que, si j'ai déjà rencontré Corwin, lui ne m'a jamais vue. Et je lui ressemble tellement, il n'est guère étonnant qu'il pose cette question.
- Non, ta nièce.
Il fronce des sourcils, posant sa main sur la garde de son épée qui détient un morceau de la marelle – Grayswandir.
- La fille d'Eric ? Tu es venu me tuer ?
Je hausse les épaules. Mais le reflet s'efface, il n'aura pas ma réponse. Je me demande si le vrai Corwin a lui aussi vu mon image dans un rêve au moment où son reflet m'a parlé... Mais cette idée est fragile, il a disparu de la circulation depuis la fin de la guerre et, cette fois, nul ne sait où il est. Peut-être est-il mort...
Pour l'instant, la salle m'invite surtout à me remémorer mon passé.. Pourquoi ? Pense-t-elle que je doive faire un bilan de ma vie ? Pourquoi maintenant ?
Dans le miroir, apparaît ma maison, à Qûm. C'est là que j'ai vécu tout le reste de ma vie – hormis celle qui vient de s'écouler. Près d'Ambre, où j'allais souvent en cachette, mais à l'abri de mes oncles et tantes. Mon père, souvent, venait me voir. Il m'a appris tant de choses... Depuis les quelques mots de pouvoir qu'il avait en réserve à sa faculté à se mettre à la place de ses adversaires pour mieux anticiper les coups. Il m'a aussi appris à me battre. Sa plus grande leçon : savoir réagir à n'importe quel coup de l'adversaire en l'anticipant. Qûm.. Un monde bien différent d'Athènes. Là j'y ai passé les plus belles années de ma vie. Celles d'une fille qui apprend de son père.
Parfois, pourtant, Athènes me manque. Je n'explique pas le saut temporel qui m'a amenée de l'antiquité à un siècle et demi plus tard, quand j'y suis revenue pour la première fois épier Corwin. Mais cela a-t-il réellement une importance ? Peut-être, car je ne pourrais jamais plus y poser les pieds. Ma mère a disparu dans un monde qui n'existe plus, et qu'aucune ombre ne saurait recréer.
Dans le miroir se dessine la marelle. Comment oublier la marelle ? Quelle exaltation ce fut de la passer ! Et de pouvoir ensuite parcourir les ombres ! D'aller en quête des arts – la poésie, la musique, la danse... Tout ce que j'avais déjà appris en tant qu'hétaïre, inventées à l'infini dans d'autres univers ! Et pourtant, je revenais toujours à Qûm, ma ville, mon ombre.
Dans le miroir se reflète la beauté solaire de ma tante Flora. Elle est aujourd'hui la seule parente que je puisse compter comme alliée... La seule qui me connaisse, aussi. Il faut dire que mon arrivée en tant qu'ambassadrice de Qûm à Ambre, au moment où mon père portait la couronne, fit des remous. Au vu des traits de mon visage, il n'était pas difficile de deviner de qui j'étais la fille. Mon titre d'ambassadrice ne leurrait personne, mais rassurait un peu. Cela me sauva de Corwin, après la mort de mon père. Pourquoi aurait-il poser les yeux sur une ombrienne ? Mais je dus bien laisser ma place quand Random décida pour moi de mon rang véritable : princesse d'Ambre. Pour mieux me surveiller ? Cette arrivée impromptue dans le palais d'Ambre fut la seule erreur que je fis de ma vie. Mais ce fut une erreur monumentale – je le comprends aujourd'hui. J'aurais dû écouter mon père, continuer à cacher mon existence. Mais qu'en serait-il aujourd'hui ? J'ai désormais une arme immense : la connaissance. J'ai participé à la guerre de la marelle. Je suis une des rares de la seconde génération à savoir ce qu'il s'est exactement passé pendant le règne d'Eric. Je connais mes oncles et tantes, et eux me connaissent.
Dans le miroir, Caine me contemple. Il pose sur moi un regard sombre, ténébreux. Je ne l'ai pas vu sourire souvent. Il me manque.
- Que comptes-tu faire, Thaïs ?
Je soupire.
- Je n'en sais rien.
- Ambre est en paix. La Licorne a choisi un roi.
- Je sais.
- Ton père n'a jamais vraiment été roi.
Je lui jette un regard haineux.
- Obéron avait renoncé à être roi, en restant absent si longtemps !
Il me regarde en secouant la tête. Il a raison. J'en ferai autant, si j'étais lui. J'ai beau dire, l'ambition me ronge. Au fond, j'espère que le règne de Random soit un échec. Que la fille d'Eric Ier ait sa chance... En vérité, il me suffit de voir le pâle reflet de Martin pour que mes ambitieux espoirs se mettent de nouveau à flamber. Il est si... insignifiant ! Comment peut-il se prétendre héritier du trône ? C'est ridicule ! Déjà, mettre un joueur de poker, c'est absurde... Mais lui ? C'est pire encore ! Non, mieux vaut que Random reste au pouvoir – je n'aurai pas la honte d'éliminer un si maigre oisillon.
- Tu fais bien de penser cela, me dit le reflet de Random d'une voix sévère.
Encore une fois, je hausse les épaules.
Il ne me reste plus qu'un miroir à contempler. Je ne comprends pas l'intérêt de ce parcours. Pourquoi m'être fait souvenir de mon ancienne vie ? Pour quoi me rappeler mes ambitions, et mes doutes ? Je ne souhaite pas la vengeance. Le sang d'Ambre a déjà trop coulé. Les luttes fratricides m'ont appris une chose : la vacuité des ambitions. Et pourtant, que je le veuille ou non, la flamme est là. Est-ce génétique ? Eu est-ce simplement le résultat de mon éducation auprès des généraux grecs d'abord, puis de mon père ensuite ?
Je ne sais pourquoi, j'appréhende à tourner la tête vers le dernier miroir. Quelque chose en moi craint ce que je vais voir... Pourtant, je ne suis pas personne à reculer devant le danger. Je tourne
le regarde et l'y plante avec horreur. Je sens mes cheveux se dresser sur ma nuque.
Je suis expulsée, me retrouve dans mon bureau, haletante, gelée. Non, cela ne sera pas... La salle n'a pu vouloir me montrer cette image que pour une seule raison : que cela ne se réalise pas. J'avais raison, les ambitions ne sont rien. Ambre compte plus que tout. Soudain, mes doutes s'envole. La paix intérieure, pour un Ambrien, ne peut se trouver que dans un rôle, une fonction. Mon père le savait. Caine, Julian, Gérard aussi.
Un Ambrien est – et ne peut être autre chose – qu'un protecteur de la Marelle.
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Sujet: Thaïs d'Ambre 
Jeu 11 Fév - 14:18
